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Paris Match

Fierté des maronites, à la tête d’une communauté de 5 millions de catholiques, le patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, Béchara Pierre Raï, est une personnalité charismatique et souriante. Dernier enfant d’une fratrie de six garçons et deux filles, ce montagnard très populaire dans son pays, le Liban, rayonne également au sein de cette Eglise fort ancienne, dont le territoire s’étend sur tout l’ex-­Empire ottoman, de la Turquie aux Indes. Celui qui, avant de devenir évêque puis patriarche, appartient d’abord à l’ordre mariamite maronite est un mélange d’humilité, de majesté, de mysticisme et de panache. Désormais incontournable, cet homme de culture et de foi bénéficie de la pleine confiance des ­autres autorités chrétiennes, orthodoxes ou protestantes, et son prestige ne s’étend pas qu’à cette partie sensible du monde, l’Egypte, la Syrie, l’Irak, la Jordanie, l’Arabie, la Terre sainte…

La communauté internationale compte aussi beaucoup sur ce chef religieux influent, très engagé dans le dialogue islamo-chrétien, toujours protégé par l’armée, pour faire avancer le processus de paix au Moyen-Orient. Elève chez les jésuites de Jambour, étudiant ensuite à Rome, Béchara Pierre Raï, qui parle sept langues, a passé ses ­licences de philosophie et de théologie, et des doctorats de droit civil et canonique. Diplômes qui l’ont amené à diriger sur place la section arabe de Radio Vatican et à devenir vice-recteur du Collège des mariamites, avant d’exercer au Liban divers ministères sacerdotaux et d’être élu évêque de Byblos, puis patriarche maronite, le 15 mars 2011. Son rôle s’inscrit dans l’actualité internationale tout en symbolisant un passé riche, car les chrétiens sont présents dans la région depuis Jésus-Christ. J’ai suivi Sa Béatitude Béchara Pierre Raï pendant trois jours à Bkerké, le Vatican des maronites, sur les contreforts du mont Liban, au nord de Beyrouth. Là où il vient de consacrer trois nouveaux évêques. C’est dans son palais patriarcal, au cœur du mont Liban, qu’il m’a accordé une interview exclusive et invitée à fêter avec lui son 72e anniversaire.

Paris Match. Votre Béatitude, vos responsabilités vous entraînent à bien connaître le régime syrien…
Sa Béatitude Béchara Pierre Raï. Pour comprendre la situation locale, il faut mesurer que le nom du président Assad est difficilement séparable du Baas, son parti unique et très dur. C’est pourquoi, quelles que soient les idées personnelles de ce médecin de formation, il incarne un système où la liberté et les droits de l’homme sont limités, où la violence engendre la violence, où les concepts occidentaux font défaut. Dans le monde arabe, les présidents sont réélus avec 99,99 % des suffrages. Avec cette mentalité, quelle peut être l’alternative entre souverain et président à vie ? La source de la législation en tous domaines est le Coran. Avec un parti unique et le pouvoir politique, judiciaire et militaire entre les mains des musulmans qui s’appuient en tous points sur la charia. Démocratie et théocratie sont aussi contradictoires que la neige et le feu. A l’heure où Israël demande à être un Etat pour les juifs, quels sont, objectivement, la place et l’espace des droits d’un musulman et d’un chrétien israélien ?

Le Maroc vient d’adopter une monarchie constitutionnelle…
Les Marocains affirment, comme les Syriens, que leur régime est démocratique. J’ai récemment entendu un responsable syrien dire que la démocratie est comme un habit. Un enfant porte un costume, un homme aussi, mais le vêtement a changé de taille. Pourtant, officiellement, c’est toujours un costume ; on peut habiller n’importe quel régime du costume démocratique.

Quelle serait la solution au Moyen-Orient ?
La seule serait la laïcité, la séparation entre la religion et l’Etat. Mais pour les musulmans, cette laïcité est une “hérésie”. D’ailleurs, aucun pays voisin ne s’est inspiré de la Constitution libanaise qui, conformément à l’article 9 rendant hommage à Dieu, respecte toutes les religions et prévoit qu’elles coexistent selon un pacte national de convivialité. Sans être un Etat religieux, le Liban respecte toutes les libertés publiques comme celles de religion et de conscience, avec l’autonomie législative, juridictionnelle, judiciaire et en matière religieuse et familiale, et l’Etat n’interfère pas tant que règne une discipline générale. Nous qualifions cela “laïcité positive”. Certes pas avec le même sens qu’en Occident où la religion n’a pas été seulement séparée de l’Etat, mais l’Etat a été séparé de Dieu. Les Parlements occidentaux légifèrent sans se préoccuper de la loi naturelle ou divine. Un tel système est haï par les musulmans. La singularité libanaise, fondée sur des frontières distinctes, est admise. Notre rôle à nous tous est d’inciter le monde arabe à arriver à une telle séparation.

Coincé entre Israël et la Syrie, tremblez-vous ?
Bien sûr, victimes du conflit israélo-palestinien, nous avons chez nous un demi-million de Palestiniens. En ayant également souffert du différend israélo-arabe, nous sommes aujourd’hui très concernés par la situation syrienne qui, en plus, empêche nos produits agricoles et industriels, transitant par la Syrie, d’aller en Jordanie, en Irak et dans les pays du Golfe persique. La route entre le Liban et les pays arabes est coupée. Creuset du monde arabe, nous sommes une plate-forme fragile.

Le printemps arabe est-il un malheur pour les chrétiens ?
Rien n’est clair. Si les divers pays arabes introduisent enfin plus de respect quant aux droits de l’homme et à ceux des citoyens, s’ils parviennent à instaurer des démocraties au sens noble du terme et à séparer la religion de l’Etat, le printemps arabe aura aidé les chrétiens. Sinon, ce sera pire, car le régime passera de dur à plus dur encore. Qu’ils soient chiites, sunnites ou alaouites, les musulmans sont majoritairement modérés sauf lorsqu’ils sont infiltrés par des groupes fondamentalistes armés, financés et politiquement soutenus par certains Etats, mais ce n’est pas à moi de les dénoncer. Les peuples arabes n’étant pas par tempérament préparés à ces ­manifestations pacifiques, c’est aussitôt le chaos qui dégénère vite en violences et en guerre civile interconfessionnelle, face à des fondamentalistes méthodiques et organisés. Le président Sarkozy, en septembre dernier, m’expliquait qu’il ne fallait jamais sacrifier la démocratie au nom de la stabilité. Je lui fis remarquer qu’on risquait alors d’aller du mauvais au pire. Si le printemps arabe se transforme en hiver, c’est catastrophique. Privés de sécurité, les chrétiens émigrent, mais il n’y a pas qu’eux ! Bon nombre de musulmans, dont des Libanais, partent aussi. La crise économique est un facteur presque aussi important que l’insécurité. Les jeunes, quelle que soit leur religion, aspirent à la paix.

Alors, comment luttez-vous ?
Nous ne sommes ni avec les ­régimes ni contre eux. Mon rôle n’est guère de m’exprimer sur les salafistes ou les fondamentalistes. Nous demandons uniquement qu’ils soient modérés et, comme l’Eglise, qu’ils respectent les valeurs citoyennes de la modernité, des droits et de la dignité de l’homme, de la liberté de religion et de conscience, de la convivialité et de l’égalité des droits et obligations. Bien sûr, nous appuyons les réformes et la démocratie dans le monde arabe. Et si nous défendons les peuples syrien, irakien ou égyptien, nos préoccupations vont aussi vers les ­minorités chrétiennes qui paient souvent le prix de cette instabilité.

“Si le printemps arabe fait vaciller nos sociétés, ce sera pire qu’avant pour les Chrétiens”de notre envoyée spéciale au Liban Caroline Pigozzi

Pourquoi cette violence envers les chrétiens ?
Pour les musulmans, le judaïsme a été suivi et complété par le christianisme qui, à son tour, l’a été par l’islam. Ainsi, bon nombre de musulmans sont convaincus que nous ne sommes plus dans le sens de l’histoire puisqu’on ne s’est pas convertis à leur religion. Certains nous traitent d’infidèles, d’étrangers qui n’ont pas encore réussi à devenir musulmans. Selon eux, nous représentons des intrus dont il faut se méfier. Nous symbolisons pour certains le reste des croisés et du colonialisme occidental. La source de la législation étant le Coran, se référer à l’Evangile n’a guère de sens à leurs yeux. D’ailleurs, comment pourrait-on avoir confiance en un chrétien, voire lui donner un poste à responsabilité ? Il y a quelque temps, un chef religieux irakien m’a avoué que si l’on s’attaquait aux chrétiens d’Irak, c’est aussi parce que ce sont les plus faibles.

Avez-vous, au Moyen-Orient, plus d’influence que le Pape ?
C’est trop dire, mais appartenant à ce monde oriental avec notre passé, nos amitiés, nos relations, le statut de notre Eglise et le fait que je sois très informé localement grâce à nos institutions, notre clergé et aux multiples personnalités internationales que je reçois ici ainsi qu’à mes visites à l’étranger, le patriarche maronite a son influence et son importance… Cependant, le Pape reste le Pape, et personne ne peut se mesurer à lui.

Que pensez-vous des chrétiens vendant leurs terrains à des musulmans ?
Je ne cesse de répéter qu’il ne faut jamais vendre sa propriété, pas même à des frères ou des voisins, parce qu’elle est la page où l’on écrit notre histoire. Elle est la source de notre propre identité et de nos traditions. Elle assure notre avenir. Celui qui cède sa terre commet une infidélité envers lui-même. Certes, c’est tentant quand les sommes sont énormes. Mais je déplore qu’il y ait aussi une islamisation à travers l’argent.

Quels sont vos rapports avec le Vatican ?
Ils sont bons, je souhaite simplement que nos Eglises patriarcales et nos Saints-synodes fassent l’objet de plus de considération. Cela serait positif pour les rapports avec les Eglises orthodoxes et pour le bon cheminement Å“cuménique. Une certaine décentralisation au niveau de la curie romaine est souhaitable ainsi qu’une meilleure connaissance de nos Eglises. Lorsque j’ai été élu patriarche, par exemple, plusieurs cardinaux romains m’ont félicité pour ma “nomination”. Cela m’a surpris qu’ils soient si peu au fait de nos traditions et de notre fonctionnement. Le Vatican passe parfois des mois à enquêter sur nos nouveaux évêques. Cette méfiance n’est guère plaisante pour nous ! Enfin, concernant l’aliénation de terrains de l’Eglise, qu’il s’agisse de 5 ou de 1 000 mètres carrés, voire d’un simple droit de passage, la procédure reste la même : nous devons toujours demander au Saint-Siège l’autorisation. Qu’on nous laisse plus d’autonomie quant à nos affaires internes !

Vos prêtres vivent-ils autrement que les nôtres ?
Oui, parce qu’ils peuvent se marier, mais ils doivent se décider avant d’être ordonnés. Ils sont heureux la plupart du temps, car tout ce qui est interdit est ­désiré. Puisque dans l’Eglise latine il est défendu de fonder une famille, cela engendre des frustrations, alors que nos 500 prêtres, dont la moitié sont mariés, ont une existence plus sereine.

On prétend que vous êtes riche…
C’est beaucoup dire ! Au Liban, les biens de toutes les Eglises catholiques, orthodoxes et protestantes constituent 3 % des terres du pays entre plaines, montagnes et vallées. Notre richesse n’est pas financière, mais les maronites sont à la tête d’institutions d’ordre religieux, d’écoles, d’hôpitaux, de centres médicaux et sociaux. La plupart ont fait des études et occupent maintenant des postes clés dans l’industrie et l’univers de la finance. Ils constituent une force, un réseau. Lorsque je voyage, je ne vais pas collecter des fonds, mais la communauté participe souvent à mes visites officielles. Elle est généreuse avec nos Å“uvres.

Aimeriez-vous être créé cardinal ?

Le cardinalat dépend de la volonté du Pape. Trois de mes prédécesseurs ont été élevés à la dignité cardinalice. Je suis le 77e patriarche maronite. Elu à l’unanimité, religieux de l’ordre maronite de la Bienheureuse Vierge Marie, je n’avais jamais imaginé occuper un jour cette fonction. Pour moi, se consacrer à Dieu est une vocation et non une affaire de droit personnel. Comme le traduit ma devise : “Communion et amour.”