Le liban que jai aime
Allegra MORABITO
Fille de l’ambassadeur d’Italie au Liban
Sheba Morabito, the Ambassador of Italy and Allegra Morabito
Et derrière cette chaleur, ses tensions politiques, ses roquettes, ses maladies, ses virus, sa pollution, son embouteillage omniprésent, ses ouvriers qui te sifflent chaque deux mètres en criant « kifik ya helweh », son langage incompréhensible, sa distance qui sépare un endroit de l’autre, son manque de propreté, sa corruption, ses promesses jamais respectées, sa propagande, sa censure, sa discrimination, ses accidents de voitures, ses lois ignorées, ses odeurs variées, ses chansons qui ne cessent de répéter « habibi » et « hayeteh », sa température qui passe de 10 degrés à 30 degrés d’un jour à l’autre, l’absence d’un président, ses ruines oubliées, je sais que le Liban va me manquer.
Je sais que devant chaque plat de pâtes, je penserai au taboulé et au fattouche, au kebbé et à la man’oucheh, à la labné et au hommos, à la limonade et au jellab, au taouk et au kafta, à la fraîcheur des fruits et des légumes, à l’achta et au kneffeh, aux pistaches et aux noisettes.
Je sais que ses lumières et ses feux d’artifice quotidiens, sa vivacité et sa gaieté, ses night-clubs et ses restaurants me manqueront.
Je sais que les grosses lèvres et les seins qui semblent toucher le sol de certaines Libanaises, le botox excessif et les nez invisibles, retroussés, alimenteront mes moments de tristesse.
Je sais que le mélange de langues dans chaque phrase accompagnée d’un « Hi ! Ça va ? Chou, tu as fait quoi hier, hayeteh ? », les insultes qui occupent 60 % des phrases n’accompagneront plus mes conversations. Et, bizarrement, après quatre ans ici, se convaincre d’arrêter d’utiliser « ya3ne », « enno », « an jad », « walaw », « hayeteh »… chaque deux mots sera un combat pour moi.
Je sais que d’aller à la plage en hiver, à la montagne en été, d’atteindre en 40 minutes Faraya et en 30 minutes la mer ne sera qu’un lointain souvenir.
Je sais que de passer chaque jour par chaque quartier et de percevoir le pays du Cèdre et ses 18 communautés
religieuses cohabiter en « plus ou moins de tranquillité » sera impossible.
Je sais que me réveiller entourée de palmiers et la perspective de la lointaine mer pour après me retrouver encore fatiguée dans la cour du lycée à donner les trois bisous à mes amis, pour enfin savourer une chaude man’oucheh au zaatar ne fera plus partie de ma routine. Je sais qu’il sera hors de question de trouver un peuple qui t’accueille à bras ouverts, un peuple qui t’offre son amour et sa générosité, sa gentillesse et sa bonté en échange de la simplicité d’un sourire.
Je sais que je ne suis pas une poète ni une écrivaine, mais ce que je sais c’est que sur cette terre j’ai bâti quelque chose, quelque chose qui ne pourra jamais être détruit. C’est ici que j’ai vécu les plus belles années de ma vie, que j’ai fait mes plus belles rencontres.
J’admire ce peuple qui, malgré les tensions constantes dans le pays, efface ses larmes pour en faire des sourires. Car chaque blessure n’est autre qu’une manière de devenir plus courageux, plus audacieux, plus tolérant.
J’ai appris qu’être musulman, juif, orthodoxe, maronite, druze n’est qu’une étiquette et qu’en réalité nous sommes tous des humains.
J’ai appris que le Liban a deux visages : le visage de yachts et de gratte-ciel, de Chanel et d’Aishti, d’Eddé Sands et de Faqra, mais aussi un visage plus délaissé, de pauvreté, de bidonvilles et de camps de réfugiés et de démunis, d’enfants battus et de femmes marginalisées, de brutalité et de souffrance. Et voici la preuve que, pauvre ou riche, ce qui compte vraiment c’est l’âme.
J’ai appris à écouter des histoires d’enfants qui ont quitté, forcés, leur pays natal.
J’ai appris, en observant la pauvreté impossible à cacher, qu’il faut toujours remercier Dieu pour ce qu’on possède. J’ai appris que l’image des Arabes qu’en a l’Occident n’est qu’un stéréotype ridicule et honteux.
J’ai appris que sans optimisme et courage la vie ne peut pas continuer.
Je n’ai autre qu’à ajouter un grand choukran, merci, thanks pour avoir fait de ces quatre ans un séjour incroyable qui m’a permis d’ouvrir les yeux sur la réalité et sur un peuple si différent du mien.
J’ai appris que la beauté d’un pays ne réside pas uniquement dans ses monuments exagérés, son luxe et son niveau de développement, mais essentiellement dans son peuple.
Merci, thanks, choukran d’avoir fait de ce pays, que je détestais tant au début, ma deuxième maison, ma deuxième mère.
Merci, thanks, choukran car du parcours que j’ai fait, vous ne l’avez nourri que de joie et de bonheur. Votre « grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos ».
Bhebbak ya Loubnan, you will be missed. Au revoir et non pas adieu.
Allegra MORABITO
Fille de l’ambassadeur d’Italie au Liban